JORDANIE
Figure de stabilité au Moyen-Orient, la Jordanie est dans une position complexe. Elle est entourée par deux États faillis et la quasi-totalité de ses pays frontaliers sont en guerre. La Jordanie en subit donc les effets, ce qui contribue à l’affaiblir. La croissance de ces phénomènes place la Jordanie dans une position très compliquée à assumer et de quasi-rupture.
Sur le plan intérieur, la Jordanie fait face à un risque de troubles sociaux, découlant de la présence sur son territoire de nombreux camps de réfugiés peuplés majoritairement de Palestiniens (2 à 3 millions), de Syriens, d’Irakiens et, dans une moindre mesure, de Yéménites et de Libyens. De ce fait, la Jordanie apparaît comme le principal pays du Moyen-Orient dont la rue soutient la cause palestinienne. Une dissonance existe donc entre les choix politiques opérés par le gouvernement (traité de paix signé avec Israël en 1994) et les attentes de la rue jordanienne. L'évolution de la situation à Gaza concerne directement cette frange de la population (principalement les réfugiés palestiniens) qui peuvent être amenés à exprimer leur colère contre le gouvernement jordanien, israélien ou américain au travers des mouvements sociaux. Ces mouvements peuvent conduire à des actions violentes en fonction de l’évolution de la situation.
À Amman, les appels à manifester sont principalement lancés depuis le pont King Hussein. Les manifestations se passent à la mosquée Al Husseini dans le centre d’Amman, près de la mosquée Al Kalouti, près de l’ambassade d'Israël à Rabieh, dans des camps de réfugiés, près de l'ambassade des États-Unis et divers quartiers de l’est d’Amman. Il est aussi à noter que les camps de réfugiés de Zaatari et Azraq peuvent représenter des zones de tensions car ce sont les plus grands de Jordanie. Ils accueillent majoritairement des réfugiés syriens. Il faut également prêter attention aux camps d'al-Wehdat au sud d'Amman (près de 62 000 réfugiés palestiniens enregistrés) ainsi qu’au camp de Baqa'a près de Ein Al-Basha sur l'autoroute Amman-Jerash. Les manifestations qui visent les politiques jordaniens ont principalement lieu devant le parlement dans le quartier Abdali, devant le bureau du Premier ministre, rue Zahra, à la hauteur du 4e carrefour. Les plus grandes manifestations ont lieu le vendredi (prière du vendredi).
À l’extérieur d’Amman, les manifestations se concentrent principalement dans les villes d'Irbid, Kerak, Ma’an, Mafraq, Salt et Zara. Ces manifestations représentent un risque pour les personnes, un Occidental se retrouvant dans ce type de mouvement pourrait être pris pour cible et son intégrité physique ne serait pas garantie. Par ailleurs, si les manifestants devenaient plus véhéments, ces derniers pourraient cibler des personnes directement (chefs d’entreprise étrangers ou jordaniens ayant des liens avec Israël, ministres, politiques, personnel diplomatique sans sécurité tel que des stagiaires, etc.). Ces manifestations entraînent aussi des barrages mis en place par la police jordanienne qui ralentissent les flux routiers et de personnes.
Si ces manifestations venaient à prendre une ampleur plus importante, elles pourraient paralyser partiellement le pays. Enfin, ces manifestations visent des symboles occidentaux, jugés complices d'Israël (Starbucks, McDonald’s, etc.), faisant peser un risque économique sur ces entreprises. La casse inhérente à ces mouvements pourrait obérer les perspectives de développement dans le pays pour ces firmes. Dans le cadre d’une augmentation quantitative de la violence de ces mouvements, des sites “stratégiques” pour les entreprises pourraient être délibérément ciblés (sites de production, industriels, etc.), renforçant le risque économique pesant déjà sur un pays fragilisé.
Le contexte économique est en effet difficile. Les Jordaniens « de souche » sont très impactés par les fluctuations économiques du royaume et voient leur pouvoir d’achat se réduire dès lors que des réformes sont mises en place. Le pays, très endetté auprès du FMI, est en effet contraint par ce dernier de mettre en place des réformes économiques drastiques. Un projet de loi prévoyant d’augmenter les impôts a ainsi révolté les foules (manifestations les plus importantes des cinq dernières années). Cette loi prévoyait notamment de taxer les revenus les plus modestes. 3000 personnes se sont ainsi rassemblées près des bureaux du Premier ministre. Le FMI avait approuvé en 2016 une ligne de crédit de 723 millions de dollars sur trois ans pour le royaume. En contrepartie, ce dernier s'était engagé à mettre en place des réformes structurelles et à réduire progressivement sa dette publique à 77 % du PIB d'ici 2021, contre 94 % en 2015. L'accueil de centaines de milliers de réfugiés syriens pèse lourdement sur l'économie de la Jordanie. Le projet fiscal devait venir combler ce déficit en augmentant d’au moins 5 % les impôts pour les particuliers et à abaisser le seuil d’imposition passant de 12 000 à 8 000 dinars jordaniens pour les individus, ce qui a élargi la base des contribuables et toucher davantage de classes moyennes et populaires.
Par ailleurs, les impôts sur les entreprises devraient augmenter de 20 à 40 %. Cette question apparaît particulièrement épineuse. En 2012, des manifestations contre la hausse des prix de l’énergie avaient encouragé certains manifestants à demander le départ du roi, un phénomène exceptionnel. Les manifestations contre le coût de la vie peuvent ainsi représenter un réel facteur de déstabilisation du pouvoir. La population, déjà précaire à certains égards, supporte mal ces hausses d'impôts et toute diminution de son pouvoir d'achat. La hausse des prix des produits de base se poursuit alors que le salaire minimum jordanien n’augmente pas. La dynamique économique défavorable a été renforcée par l’écroulement du tourisme en Jordanie (-70 % de visiteurs selon le ministère concerné). Une instrumentalisation de ces mouvements ou une manipulation pour accentuer ces difficultés économiques pourraient déstabiliser sérieusement le pouvoir jordanien. Par ailleurs, si ces difficultés économiques s'accentuent, un mouvement contestataire doit être craint. Les réfugiés sont principalement désignés comme la cause de ce surendettement par le pouvoir. Un retournement de la colère des Jordaniens envers ces populations, si cet état de fait était avéré ou massivement cru, pourrait entraîner des violences internes. Ainsi, le risque majeur est de voir une convergence des luttes pro-palestiniennes et contre l’augmentation du coût de la vie. Ces deux luttes mobilisent actuellement deux pendants majeurs de la société jordanienne que sont les réfugiés et les Jordaniens « de souche ». Une alliance de ces deux franges de la population face au pouvoir pousserait nombre de personnes dans les rues et pourrait potentiellement conduire à la chute du gouvernement.
À cet état de fait s'ajoute le problème des tribus. La Jordanie s’est constituée sur des frontières dessinées lors de la colonisation qui ont ancré sur un territoire un ensemble hétéroclite de tribus initialement nomades. Après des décennies de négociations, d’élaboration de cadres juridiques, d’organisation du territoire, les tribus apparaissent aujourd’hui unies. Cependant, ces tribus, qui fonctionnent sur une organisation politico-sociologique clanique, voient progressivement leurs chefs, qui ont participé à ce mouvement d’unification, disparaître. Ces chefs de tribu sont essentiels dans la vie politique de la Jordanie, ils sont le lien entre le pouvoir central, celui du roi, et le pouvoir local de facto sous leur contrôle. Or, la nouvelle génération de chefs remet en cause l’ordre établi et semble vouloir remettre en cause, voire couper, les liens avec le pouvoir royal. Le pouvoir royal pourrait ainsi voir son influence sur des territoires décliner. Un risque de désunification réel du pays existe donc. Les tribus, connues pour conditionner leur soutien à telles ou telles causes, pourraient se détourner d’une allégeance au roi. Dans ce cadre, les trois franges majoritaires de la population jordanienne (réfugiés, Jordaniens de « souche » et tribus) pourraient ainsi faire converger leurs luttes. Le pouvoir central perdrait ainsi toute souveraineté sur sa population et sur le pays.
Enfin, c’est un pays où les armes illégales sont légion à tel point que les gens hésitent à se disputer dans l’espace public par peur que l’autre ne sorte une arme dans un accès de colère. Cela s’explique notamment par des facteurs culturels inhérents à la culture bédouine. En 2014, une étude de Mahmoud Al-Juneid, de l'Association jordanienne de science politique, a montré que 21 % de la population d'Irbid possédait une arme, soit plus d'une personne sur cinq. En revanche, dans les provinces du sud, ce taux était de 42 %. Selon l’ancien ministre de l’Intérieur Salameh Hammad, le taux d’armes non autorisées en circulation serait de 10 millions contre 350 000 armes autorisées. Par ailleurs, la procédure pour avoir une arme légalement est simplifiée.
L’achat d’armes illégales est aussi très simple, notamment sur les réseaux sociaux. Sur Facebook ou Telegram, cette omniprésence des armes est souvent combinée au mécontentement populaire, ce qui représente une réelle menace pour l'État jordanien.
Sur le plan des frontières, celle avec la Syrie est particulièrement critique, avec une militarisation croissante due aux affrontements en Syrie, à l’afflux de réfugiés, au trafic de drogue et aux tensions sociales, notamment autour du camp de Zaatari.
La frontière irakienne fait face à une menace croissante liée au retrait des milices chiites pro-iraniennes et à la résurgence de Daesh, qui accroissent les risques d’infiltration, d’attaques terroristes et de déstabilisation. En réponse à ces menaces hybrides, incluant des attaques aériennes via drones, la Jordanie doit renforcer ses capacités de défense anti-drones. Les menaces aériennes semblent être un nouveau moyen d’action particulièrement utilisé par les groupes terroristes qui tentent de déstabiliser la région. Cet état de fait contraste avec les méthodes classiques utilisées par les terroristes (attentats suicides, fusillades, bombes, etc.). La prolifération des drones civils transformés en drones militaires pose de réelles questions sécuritaires. Ils disposent d'avantages permettant une reconversion militaire plus facile (caméra, systèmes de communication, etc.). Ces derniers peuvent aussi être utilisés comme capteurs de renseignement. La Jordanie fait ainsi globalement face à une menace croissante des systèmes aériens sans pilote (UAS), même si elle est principalement visée par des drones artisanaux construits par des groupes irréguliers en Irak et en Syrie. Ces drones visent prioritairement des postes frontières, des militaires jordaniens et des populations civiles. Ils créent la terreur et veulent pousser l’armée jordanienne à s’enfoncer dans les terres et quitter la zone frontalière.
Par ailleurs, deux dynamiques terroristes se dessinent. Ces derniers usent en effet concomitamment de deux tactiques qui mettent à mal l'État jordanien et le poussent à se battre sur deux fronts. La première est une expansion territoriale classique, similaire à celle qui a permis à Daesh de se constituer un État islamique en Syrie et en Irak. La Jordanie combat ainsi Daesh qui, après la chute de Mossoul, veut recréer un État islamique et cherche à se constituer un territoire. Daesh mise donc sur l’espace frontalier jordano-syrien, d'où est partie la révolution syrienne de 2011, et qui était sous le contrôle de milices chiites pro-iraniennes, venues du Sud-Liban, financées et soutenues par l’Iran au profit de Bachar Al-Assad, dont l’armée était mobilisée sur d’autres fronts. Avec la chute de Bachar Al-Assad, l’affaiblissement du Hezbollah et de l’Iran, ces groupes ont quitté le sud de la Syrie. Ils ont ainsi laissé le champ libre dans un premier temps aux trafiquants d’armes et de drogues, puis à Daesh qui profite du contexte pour se réinstaller. Daesh espère notamment que la Jordanie va reculer ses troupes vers son hinterland face à la pression sécuritaire qu’il impose.
L’autre front est intérieur, puisque le pays subit une infiltration clandestine de son territoire par des cellules ad hoc qui commettent, ou ont comme projet de commettre, des attentats. Elles visent aussi une déstabilisation de la société en jouant sur ses divisions internes. Ainsi, on observe que les Frères musulmans, que le pouvoir jordanien vient de désigner personae non gratae sur son territoire après le déjouement d’un attentat d’ampleur concocté par une cellule rattachée aux Frères musulmans, infiltrent des quartiers entiers d’Amman et mènent des prêches sur la vie chère ou sur d’autres sujets tendancieux. D’un autre côté, des cellules chiites veulent aussi mener des attentats en Jordanie. Ces dernières trouvent dans le Sud-Liban une base arrière. Même si depuis 2022 il n’y a pas eu d’attentats d’ampleur sur le sol jordanien, nombreux sont les attentats déjoués. Les preuves trouvées indiquent toujours plus d’armes, de plus en plus sophistiquées , attestant de l’augmentation du risque terroriste en Jordanie.